CHAPITRE IV
Le temps resta propice, mais nous n'atteignîmes pas la Citadelle ce jour-là. Les chemins qui y menaient étaient peu fréquentés et difficiles. Quand le soleil se fit bas dans le ciel, nous cherchâmes un endroit dans la forêt où camper pour la nuit.
Finn descendit de sa monture.
— Je vais traquer du gibier pendant que tu prépares le feu. J'en ai assez du pain de voyage !
Il partit, Storr à ses côtés, et je m'occupai de construire un foyer entouré de pierres, un luxe que nous n'avions pas toujours connu lors de nos voyages.
Lorsque la flamme fut haute, je pris les couvertures de fourrure que nous gardions sous nos selles. Je les étendis auprès du feu. Après le repas, les pierres chaudes nous procureraient un peu de confort pour la nuit.
A ce moment, j'entendis des pas étouffés derrière moi. Je me retournai d'un bloc, tirant mon épée dans le même mouvement. Le soleil couchant transforma les runes de la lame en feu étincelant.
Ils étaient trois, sortant de l'ombre devant moi. D'autres arrivaient par-derrière. Je me demandai où était Finn, puis je n'eus plus le temps de me poser de questions.
Je me débarrassai aisément du premier et je dégageai mon arme pour affronter le second, que je transperçai de part en part. Alors les autres firent ce qu'ils auraient dû faire depuis le début : ils se jetèrent tous sur moi ; au mieux, je pouvais en éliminer un, mais j'étais sûr de me faire tuer.
Je m'immobilisai, une lame sur la gorge, une autre dans le cou et la dernière appuyée contre mon ventre. Le sixième homme me regardait.
— Ne bouge pas, dit-il, de la peur dans la voix.
L'homme parlait homanan.
Je montrai ma bourse.
— Mon or est ici, fis-je.
— Nous ne sommes pas après cet or-là, répondit l'homme. Mais puisque tu nous l'offres, nous le prendrons !
Ils m'enlevèrent mon épée ; l'un d'eux la jeta dans le feu. Je compris que le cuir qui dissimulait sa garde allait brûler et révéler le lion rampant qui l'ornait. Je serais démasqué, si ce n'était pas déjà le cas.
— Quel or cherchez-vous ?
— Celui de Bellam, dit l'homme avec un large sourire.
Je me forçai à prendre l'air étonné.
— Que peut vouloir Bellam à un mercenaire ?
— Tu voyage avec un métamorphe.
— Oui, et alors ? Je suis Caledonan, je choisis mes compagnons comme je veux.
— Les Cheysulis sont condamnés à mort, dit l'Homanan. C'est la seule chose que Bellam ait conservée du règne de Shaine.
— Et vous acceptez Bellam comme roi ?
— Il nous paye bien, pour chaque Cheysuli tué, répondit-il. C'est tout.
Je dissimulai tant bien que mal ma surprise. C'était encore Finn qu'on recherchait, pas moi. Mais s'ils apprenaient ce que je valais pour Bellam...
— Vous avez traversé la frontière pour tuer des Cheysulis ? demandai-je.
L'homme eut un rire gras.
— Ils se font rares en Homana ! Le roi ellasien leur donne asile, et nous venons les chercher là où ils se terrent.
— Pourquoi m'avoir désarmé, dans ce cas ?
— Tu voyages avec lui. Si ta vie est entre nos mains, il n'osera pas se transformer en bête.
Je me mis à rire.
— Vous comptez sur un lien qui n'existe pas ! J'ai rencontré le Cheysuli sur la piste ; nous ne nous devons rien. Et vous avez de toute façon l'intention de me tuer, n'est-ce pas ?
Il hésita un bref instant. Puis il prit sa décision.
— Tu as tué deux des nôtres. Tu dois payer.
J'entendis un claquement de sabots, et quand je levai les yeux, je vis le harpiste. Il joua une seule note sur sa harpe, et nous nous immobilisâmes tous.
— Vous ne tuerez personne, imbéciles, dit le musicien. Vous tenez Karyon entre vos mains !
Personne ne bougea. La magie de la harpe nous en empêchait.
Lachlan me regarda.
— Ils sont homanans. Si vous leur aviez dit votre nom, ils auraient peut-être mis genou à terre devant vous, au lieu de vous menacer de leurs épées.
Il exécuta une autre série de notes, et je retrouvai l'usage de la parole, mais pas plus.
— Je suis un mercenaire, dis-je calmement. Vous me prenez pour quelqu'un d'autre.
Il fronça les sourcils. Ses yeux ne me quittèrent pas, et il joua une harmonie étrange sur sa harpe.
— Je peux évoquer votre vie entière, mon seigneur, dit-il. Voulez-vous que je la montre à tous ?
— Dans quel but ? demandai-je. Vous ferez ce que vous voulez, de toute façon...
— C'est vrai, dit-il.
Il joua de nouveau, un son poignant de tristesse. La mélodie ne ressemblait pas à celle de la veille.
Les lames quittèrent ma gorge et mon cou. Les Homanans s'éloignèrent de moi en titubant. Ils emportèrent leurs morts, et partirent dans la forêt. J'étais seul avec le harpiste, et toujours immobilisé.
— Ah, dis-je, je comprends. Vous voulez l'or pour votre propre compte.
— Je veux vous donner autant de soldats que possible, corrigea-t-il. Je les ai renvoyés chez eux, et ils y attendront que vous veniez les réclamer pour votre armée.
— Qui servirait un mercenaire, harpiste ? Vous vous trompez sur mon compte, vous dis-je.
Il posa sa harpe, descendit de cheval et vint s'agenouiller à côté du feu. De sa main gantée, il retira mon épée des braises. Les derniers rayons du soleil éclairèrent le rubis de la garde, et firent scintiller le lion rampant.
Il se releva, me regarda d'un air triomphant.
— J'ai des lanières de cuir dans mes bagages, dit-il. Il vous faudra cacher cela de nouveau.
Je ne pouvais toujours pas bouger. Je me demandai s'il allait m'emmener ainsi jusqu'à Mujhara.
Puis je souris. Quand Lachlan se tourna pour aller vers son cheval, Finn bloqua son chemin d'un côté. De l'autre, il y avait Storr. L'enchantement se dissipa.
Je tendis la main et repris mon épée, que Lachlan tenait toujours. Elle était encore chaude, mais pas brûlante. Le harpiste resta immobile. Il attendait.
Finn s'approcha, suivi de Storr.
— Les autres sont morts, dit-il.
Le harpiste sursauta.
— Morts ? Je leur avais donné une mission...
— Oui, ricana Finn. Je préfère ne pas courir de risques.
— Vous avez enlevé cinq hommes à l'armée de Karyon, reprit Lachlan. ( Il se tourna dans ma direction. ) C'est un Cheysuli. Il peut extraire la vérité de mon esprit, je le sais. Il a ses dons, et moi les miens.
— Oui, commenta Finn, et, les ayant, vous pouvez peut-être me résister.
Lachlan secoua la tête.
— Sans ma harpe, je n'ai aucune magie. Je ne suis pas un Ihlini, vous ne risquez pas de perdre vos pouvoirs.
Finn entoura la tête de Lachlan de ses mains avant que celui-ci puisse réagir. Puis il entra dans son esprit.
Au bout d'un moment, il le lâcha.
— C'est un harpiste, un guérisseur et un prêtre, dit-il. Mais je ne peux rien voir d'autre. Son esprit est bien protégé, pour quelqu'un qui clame son innocence.
— Sert-il Bellam ou Tynstar ?
— Il ne semble pas, répondit Finn en mettant l'accent sur le verbe.
— Il aurait pu me tuer grâce au pouvoir de sa harpe, dis-je. Bellam offre une récompense pour ma capture, mort ou vif. Non... Les harpistes ont toujours trempé dans les intrigues de cour, mais jamais dans le meurtre.
— L'or peut acheter n'importe qui.
— Même un Cheysuli ? lui demandai-je en souriant.
Avec la fortune que représentaient leurs bijoux, l'or ne risquait pas de tenter un Cheysuli.
— Il n'est pas de ma race, répondit-il.
— Non, acquiesçai-je. Mais peut-être est-il seulement un espion. Et les espions, nous pouvons nous en arranger, et même nous en servir.
Bellam avait envoyé ses séides à nos trousses. Cinq étaient parvenus à nous trouver. Finn en avait « persuadé » trois que nous n'étions pas les hommes qu'ils pourchassaient. Les autres, nous les avions tués.
— Tu as donc l'intention de l'utiliser.
— Nous allons l'emmener avec nous et voir ce qu'il fera.
— Cela pourrait être dangereux, Karyon.
— Vivre est dangereux. De plus, cela te permettra de t'entraîner, homme lige. Tu as été un peu lent à venir à mon secours.
— J'avais cinq forbans à éliminer avant d'atteindre la harpe.
Il fronça les sourcils, et je vis que sa lenteur — pour relative qu'elle fût — le tracassait.
— Tu vieillis, Finn, lui dis-je. Allons, libère le harpiste, et voyons ce qu'il va faire.
Finn relâcha son emprise mentale ; le harpiste tituba.
— Avez-vous terminé ? demanda-t-il, l'air hagard.
— Oui, fis-je. Maintenant, dites-nous pourquoi vous voulez m'aider.
Il se frotta le front.
— Le métier d'un harpiste est de créer des hymnes à la gloire des héros. C'est comme cela que nous devenons célèbres : en chantant les exploits des autres. Je pourrais faire pire que chevaucher aux côtés de Karyon d'Homana et de son Cheysuli.
— C'est bien possible, dis-je, volontairement ambigu.
Lachlan se dirigea vers sa monture, mais il s'arrêta abruptement, le visage gris de peur. Storr lui barrait le chemin.
— Faites attention, lui dis-je. Storr obéit seulement à Finn, quand il n'en fait pas qu'à sa tête.
Il attendit. Le loup finit par lui laisser le passage.
Le harpiste revint vers moi, portant l'étui de son instrument.
— Vous craignez que j'use de sorcellerie contre vous ?
— J'ai de bonnes raisons, déclarai-je.
— Je n'en ferai rien, dit-il. Je l'utiliserai pour vous, si nécessaire, mais jamais plus contre vous. Nous avons trop en commun.
— Que peuvent avoir en commun un mercenaire et un musicien ? demandai-je.
Il sourit.
— Je suis un homme complexe, dit-il. Prêtre, guérisseur, harpiste, vous le savez déjà. Un jour, je vous dirai le reste.
Je soulevai mon épée, et la fis tourner dans la lumière déclinante pour qu'il voie bien les runes de la lame.
— C'est un aveu de complicité, susurrai-je. Faites attention !
— Si je voulais votre mort, il me faudrait compter avec votre Cheysuli, reprit-il. Avec lui à vos côtés, vous n'avez pas besoin de vous méfier de moi. Je ne pourrais rien faire.
— Et ça ? dis-je en montrant sa harpe.
— Ma Dame ? ( Il eut l'air étonné. ) Oui, elle est magique. Mais c'est la magie de Lhodi, et je ne l'utilise pas pour tuer.
— Alors, montrez-nous quels sont ses autres dons, à part la capacité d'évoquer le passé et de s'emparer de notre volonté.
Lachlan jeta un coup d'œil en direction de Finn, presque invisible dans la pénombre.
— Cela a été difficile, avec vous. La plupart des hommes sont creux, transitoires. Vous êtes fait de nombreuses couches. En dessous, vous êtes comme de l'acier, froid, dur et inaltérable.
— Montre-nous, harpiste, intervint Finn en indiquant le feu éteint de la main.
Lachlan s'agenouilla, sans prêter attention au froid. Il sortit sa Dame de son étui, et joua un air à la trompeuse simplicité. Une flamme naquit, s'éleva. Lorsque les derniers accords de la mélodie s'éteignirent, le feu brûlait de nouveau.
— C'est fait, dit-il.
— Je vois, et vous ne m'avez pas fait de mal.
Je tendis la main vers lui, saisis la sienne et le tirai sur ses pieds. Sa poigne était ferme, pas vraiment celle d'un artiste.
Je regardai l'étalon gris pommelé qu'il montait.
— Vous avez un cheval de race, remarquai-je.
— Oui. Le Haut Souverain aime ma musique. Il me l'a offert l'an dernier.
— Vous avez vos entrées à Rheghed ? demandai-je.
— Les harpistes sont bienvenus partout. Je ne doute pas que Bellam me recevrait à Homana-Mujhar, si j'y allais.
Je me tournai vers Finn.
— Avons-nous des provisions de bouche ?
— Oui, mais seulement du lapin. Le gibier est rare par ici.
— C'est toujours mieux que rien, soupirai-je.
Finn éclata de rire.
— Je t'aurai au moins appris quelque chose au long de ces années, fit-il. Autrefois, tu aurais exigé de la venaison.
— Même les princes apprennent, quand nécessité fait loi !
Le repas terminé, Lachlan sortit une gourde de vin de ses sacoches et me la tendit. Je bus, puis la passai à Finn. Il la prit, et invoqua les dieux cheysulis avec ostentation. Les manières de Finn lui gagnaient fort peu d'amis ; mais il s'en moquait, car Storr lui suffisait.
Je rendis sa gourde au harpiste,
— Allez-vous me dire ce que je dois savoir ? demanda-t-il. J'ai besoin de faits pour raconter votre saga. Dites-moi pourquoi le roi a décrété la destruction d'une race qui avait si bien servi sa Maison.
— Finn est mieux placé pour vous en parler, dis-je.
— Qu'y-a-t-il à rapporter ? grogna le métamorphe. Shaine a lancé le qu'mahlin contre nous sans raison valable... Nombre d'entre nous sont morts.
— Vous êtes en vie, souligna Lachlan.
Finn eut un sourire carnassier.
— Les dieux avaient décidé d'un autre tahlmorra pour moi.
— Puis-je vous demander comment tout a commencé ? s'enquit le musicien.
Finn eut un rire amer.
— Je ne saurais le dire, harpiste, et pourtant j'étais là !
Finn me regarda un moment sans me voir, perdu dans ses souvenirs.
Je repris la parole.
— Mon oncle, Shaine le Mujhar, avait fiancé sa fille à Ellic de Solinde, le fils de Bellam, dans l'espoir de faire cesser la guerre. Mais Lindir était amoureuse de Hale, l'homme lige cheysuli de Shaine. Ils se sont enfuis ensemble.
— Hale était mon jehan, mon père. La première femme de Shaine est morte, la seconde n'a pas pu avoir d'enfants. Shaine a décrété que les Cheysulis avaient maudit sa Maison, et il a lancé le qu'mahlin.
— Une femme est donc la cause de tout cela ?
— Lindir était ma cousine, dis-je. C'était une femme de tête, qui, fût-elle née garçon, aurait été un héritier parfait pour le royaume.
— Qu'a-t-elle pensé du résultat de ses actions ?
— Nul ne le sait. Elle est revenue vers son père, huit ans plus tard, enceinte de l'enfant de Hale. Il l'a reprise, car il avait toujours besoin d'un héritier. Mais une fille naquit. Lindir est morte en donnant le jour au bébé. Alix a survécu parce que la reine d'Homana et le maître d'armes du Mujhar ont persuadé Shaine de l'épargner. J'ignore ce qu'elle pensait du qu'mahlin, mais il a coûté la vie de son compagnon et il a presque détruit son peuple.
— Comment se fait-il que vous serviez Karyon, si Shaine était son oncle ?
Finn tendit la main, faisant le geste familier.
— A cause du tahlmorra. Je n'ai pas le choix. C'est le destin. Nous pensons que chacun naît avec un tahlmorra qui doit être obéi, lorsque les dieux décident de le faire connaître. La prophétie des Premiers Nés dit qu'un jour un homme, héritier de toutes les lignées, unira quatre royaumes ennemis et deux races ayant les dons des anciens dieux. Karyon en est partie intégrante. ( Il eut un étrange sourire. ) Si j'avais le choix, j'aurais refusé ce service. Mais je suis cheysuli, et cela ne se fait pas.
— Les ennemis sont devenus amis, approuva Lachlan. Votre histoire ferait un lai superbe, qui briserait le cœur de ceux qui l'écouteraient. Si vous m'en donnez la permission, Finn, je...
— Que feriez-vous ? coupa mon compagnon. Vous embelliriez la vérité au nom des rimes et de la poésie ? Non. Je vous refuse mon autorisation. Ce que nous avons souffert, mon clan et moi, n'est pas fait pour distraire des étrangers.
Je serrai les poings. Finn était un homme très réservé, jaloux de ses émotions ; mais sa voix était rauque de chagrin contenu.
— Je n'aurais nul besoin de déguiser la vérité, dit le harpiste.
Finn marmonna quelque chose dans la Haute Langue. Au fil des ans, j'avais appris quelques mots de l'ancien langage cheysuli, mais quand il le parlait sous le coup de la colère ou de l’émotion, je ne comprenais plus rien.
Finn se tut, son silence plus menaçant que des hurlements. Je me demandai si quelque chose l'avait arrêté. Puis je compris, à son expression détachée, qu'il conversait avec son loup.
Après un long silence, il parla.
— J'avais trois ans, dit-il. ( Sa main se referma sur la fourrure de Storr, comme s'il cherchait l'aide du lir pour parler de son enfance, une chose qu'il avait toujours refusé de faire. ) J'avais la fièvre, et le sommeil ne m'apportait aucun repos. Il faisait si chaud dans notre tente, je croyais que les démons allaient m'emporter. Duncan avait jeté de l'eau sur le feu pour essayer de me soulager, mais il n'était parvenu qu'à remplir la tente de fumée. Soudain, la Citadelle fut secouée par un bruit de tonnerre. C'était l'armée du Mujhar, décidée à nous exterminer. Les soldats mirent le feu aux tentes.
Lachlan sursauta.
— Alors qu'il y avait des enfants dedans ?
— Oui, confirma Finn. Nos tentes sont peintes, harpiste, et la peinture brûle bien. Duncan m'a tiré à l'abri avant que le feu ne nous consume. Ma jehana nous a emmenés dans la forêt, où nous sommes restés cachés jusqu'à l'aube. ( Il frissonna. ) J'étais trop jeune pour comprendre, mais pas pour haïr. Je suis né deux jours avant que Hale s'enfuie avec Lindir, mais cela ne l'a pas fait changer d'avis. Quand il a décrété le qu'mahlin, Shaine s'est assuré que le clan de Hale paierait en premier.
Lachlan resta silencieux un long moment.
— J'ai beaucoup de dons que n'ont pas les autres hommes, dit-il. Mais je serais incapable de narrer votre histoire comme vous le faites. Je laisserai cet honneur aux Cheysulis.